Il existe chez certains arbres un phénomène fascinant et à ce jour inexpliqué que les botanistes ont appelé la timidité des cimes.
Le terme, crown shyness, est né en Australie en 1960, date à laquelle on a découvert et commencé à étudier ce comportement social propre à certaines espèces d’arbres. C’est le cas notamment des palétuviers blancs, des pins tordus et des chênes verts.
Cette timidité s’observe depuis le sol en regardant vers le ciel. Les arbres, mystérieusement grandissent en prenant soin de ne pas se toucher et finissent par créer ce que l’on appelle des fentes de timidité, espace libre de 10 à 50 cm. Ainsi, l’extrémité des feuilles d’un arbre évite de toucher celle de son voisin en demeurant naturellement à une juste distance, afin de ne pas se gêner, dans une volonté tacite de bon voisinage, cultivant secrètement une haie d’espace libre, préférant sans doute entretenir une solitude de bon aloi.
Les scientifiques qui cherchent à tout expliquer de l’univers, même la magie d’une Romanée Conti, l’émotion jaillie d’une cantate de Bach ou les plus beaux rêves enfantins, se sont évidemment penchés sur ce curieux phénomène. La phytosociologie, discipline qui étudie les comportements des communautés végétales, a émis un certain nombre d’hypothèses rationnelles mais pour l’instant non vérifiées, et qui sont selon moi, insuffisantes au yeux de la rigueur scientifique mais gonflées de suffisance dès lors qu’il s’agit de prétendre expliquer le grand Mystère de la vie.
On pense que le non entrelacement des branches supérieures, entre deux arbres proches de la même espèce, pourrait être du à l’émanation d’un gaz par le feuillage qui inhiberait l’expansion de son voisin. Cela pourrait s’expliquer également par le fait que le balancement des arbres, sous l’effet du vent, casserait les bourgeons situés aux extrémités, empêchant ainsi l’extension des branches.
Sans être nullement scientifique, il est certain que lorsque votre voisin émet des gaz on n’a guère envie de s’en approcher et que l’effet de ses vents a, pour le moins, un effet répulsif, quoi que puissent être excellentes vos relations de bon voisinage avec lui.
Le bon sens commanderait évidemment de se demander pourquoi ce phénomène se limite à quelques espèces d’arbres alors que le balancement touche tous les arbres de la création.
Une troisième explication, plus mystique, repose sur le fait que les arbres, motivés par une intelligence collective, s’entendraient tacitement – car les arbres sont connus pour être taciturnes et, par nature, durs de la feuille – afin de ne pas se laisser contaminer en cas de maladie contagieuse ou de présence de parasites dépourvus d’ailes et d’une âme vagabonde. La preuve que la timidité décime les insectes rampants, les sectes volantes et protège efficacement les humbles et les farouches des agressions du monde extérieur.
La dernière explication, celle que je préfère, est que ce no man’s land négocié secrètement entre les arbres serait le résultat d’un conciliabule des hautes sphères pour laisser passer la clarté et permettre aux autres végétaux et animaux de la forêt, moins altiers et au combien nécessaires, de bénéficier de cet éblouissant cadeau du ciel. Cette gouvernance entendue et pleine de mansuétude des élites boisées administrant en haut lieu la vie de la forêt et dispensant la lumière, me fait penser à la société des hommes et à ces ministres du vent, sitôt envolés dès que survient la bise, qui considèrent avec dédain la « frange d’en bas ».
Certains arbres sont également connus pour la timidité de leurs racines, fiers de leur terreau, évitant soigneusement de se mêler avec des semblables moins nobles, de mélanger leurs différences en entremêlant leurs radicules avec des essences moins pures. Cela n’est pas sans rappeler une fâcheuse similitude avec les êtres humains, propension délétère à haïr son voisin dès lors qu’il menace de vous faire de l’ombre ou de vous pomper votre gaz carbonique. Pourvu que la raison et un sursaut d’empathie mettent un terme rapidement à cette réaction en chêne !
Il convient de remarquer que les timides boisés sont, comme chez les hommes, très minoritaires. Ce phénomène est plutôt rare dans la nature. J’aime cette pudeur excessive, cette diplomatie délicate négociée entre soi sous les lambris des nuages ou ce que je pense être en fait une élégance magnifique de certains arbres, plus nobles et visionnaires que d’autres, pour s’entendre et laisser filtrer la lumière vers plus petits que soi.
J’éprouve une profonde estime pour le palétuvier blanc de peur à l’idée de s’effleurer.
Je comprends le pin tordu qui se tord les doigts et les branchages de ne pouvoir s’effeuiller.
Je compatis avec mon frère métis : le chêne, vert de rage face à l’impossibilité atavique de ne pouvoir s’emmêler et vivre dans un monde de sang mêlé !
Toujours est-il que cette pudeur des sommets demeure un mystère de la nature qu’il faut s’empresser de ne pas expliquer. Continuons de regarder vers le ciel et d’éprouver comme nos meilleurs alliés, ces éclaireurs millénaires, recycleurs inlassables de nos expirations carbonique, de la timidité face à la beauté du monde et à la lueur d’une nouvelle aube.
Victor Hugo disait « Je ne puis regarder une feuille d’arbre sans être écrasé par l’univers ».
La timidité dessine, sur le parchemin d’une feuille, avec la plume d’un oiseau trempée dans l’encrier de pluie, la carte routière des racines du ciel. Cela devrait nous mener, si nous la suivons avec pusillanimité, à comprendre que le salut des hommes n’est pas dans l’insondable au delà mais dans la manière de partager et de préserver notre Terre commune.