A l’âge de vingt ans, alors que j’écrivais déjà, j’ai griffonné sur le coin d’une page cette phrase étonnante : « J’aime les femmes que l’âge commence à flétrir imperceptiblement… ».
On ne sait jamais qui nous dicte nos mots. On croit, de manière présomptueuse, qu’on va les pêcher au fond de nos cœurs, qu’on les extirpe avec plus ou moins de talent des tréfonds de l’âme. Ce serait nous accorder un peu trop d’importance. J’ai fini par me persuader qu’ils nous sont imposés, comme des vérités trop longtemps tues, par des êtres disparus, devenus des âmes en déshérence qui nous confient les secrets de l’existence qu’elles n’ont pas eu le temps de révéler de leur vivant.
J’ai toujours été sensible à ces beautés vacillantes, à ces femmes que la société, dans sa pleine cruauté, condamne au renoncement, à souffrir de ce rabotage des années qui creuse leurs traits, sculpte des rides qu’elles voudraient effacer, laisse des copeaux de regrets du temps d’avant, de leur plus belles années, sur le lac endormi de leur cœur.
Serge Gainsbourg, qui s’y connaissait, dit un jour : « La laideur a ceci de supérieur à la beauté, c’est qu’elle dure ! ».
Alors, oui, tout de même une pensée ravivée et complice pour ces belles d’un jour qui ne savait pas que toute une vie passe en une semaine.
Pour ma part, bien qu’ayant croisé dans ma vie une ribambelle de femmes de tout âge, je n’avais jamais rencontré celle qui correspondait précisément à cette phrase et à cet état de flétrissement imperceptible auquel je faisais référence. Il a fallu attendre ce matin, trente deux ans après que l’encre de mon stylo plume se soit répandue en arabesques sur la plaine esseulée d’une page blanche, pour mettre un visage sur mes mots. Elle s’appelle Rose. Elle a l’arôme un peu triste d’une fleur fanée. Elle me semble fatiguée de promulguer au monde tant d’élégance, chaque jour obligée de porter sa robe parme de haute couture, ployant avec les jours sous le poids de ses jupons en corolle interminable. Son teint d’un mauve délavé par le temps, par ces trop longues heures à attendre son destin, à espérer qu’on vienne l’effeuiller comme une marguerite pour prophétiser la force d’un amour. Elle aussi rêve de se sentir utile et pas simplement offerte au tout venant, objet de politesse, puis laissée dans un vase à l’eau croupissante avec comme seule mission d’être belle et de se taire. En vain…
Elle aurait rêvé d’être une diseuse de bonne aventure, libre gitane des champs plutôt que bourgeoise endimanchée de salons mondains. Elle me confie ce matin ses regrets de n’être pas prise à la sauvage, avec ses désirs manouches, par un vents capricieux et nomade. Elle s’attriste à l’idée de finir ses jours dans un appartement cossu du 7ème arrondissement, tournant le dos à ses consoeurs, les roses roses ou les roses rouges, trop frivoles à son goût et déjà agonisantes. « Bien fait pour elles ! », me murmure-t-elle. On ne soupçonne pas la jalousie, l’esprit de commérage, la cruauté cynique qui régentent un simple vase lorsqu’il est mal fleuri.
Alors, dans une ultime tentative de se raviver à mes yeux, se redressant discrètement pour retrouver sa silhouette de jeune fille, elle me demande cette faveur qui n’émane que des êtres encore plein d’espoir et éminemment en vie.
« S’il vous plait ! Effeuillez-moi comme vous le feriez d’une marguerite. Epluchez mes pétales séchés comme si j’étais un oignon dont vous voudriez retirer la peau ridée qui cache toute la saveur. Prononcez, je vous en prie, la litanie des un peu, beaucoup , passionnément, à la folie et laissez le pas du tout pour les autres. Je vous promets de tout vous dire sur votre avenir et peut-être ainsi, vous redonnerez vie à mon cœur enflammé ! »
Elle tendit tout son corps en avant et me dit : « S’il vous plait, embrassez-moi ! »
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