Je viens de terminer, aux dernières heures de cette première matinée de 2016, la correspondance qu’ont échangée René Char et Paul Celan entre 1954 et 1968, année durant laquelle ce dernier s’est donné la mort, après avoir attenté à la vie de sa femme et avoir souffert de démence. Cette correspondance est suivie par celle qu’a continué d’entretenir Char avec la femme de Celan, Gisèle Celan-Lestrange durant la maladie de celui-ci et après sa mort.
Je me suis régalé à lire cet échange de mots amicaux, de courtes lettres accompagnant les recueils de poésie que ces deux grands poètes s’envoyaient mutuellement ou de témoignages d’admiration respective.
Le verbe « voir » serait d’ailleurs préférable à « lire » et se révèle plus juste quand on découvre de manière posthume la correspondance privée et intime de personnes qui s’écrivaient sans soupçonner qu’elles puissent être, un jour, éditées et lues par des milliers de personnes, entrant ainsi dans la lumière crue et froide, bien que passionnante, du domaine public.
C’était une époque où l’on s’écrivait sur du papier, pas sur des écrans. Ne serait-ce que quelques mots griffonnés rapidement pour informer qu’on se rendrait visite la semaine suivante. C’était un temps où l’on se téléphonait et où souvent la sonnerie résonnait dans le vide, marquant l’absence de l’interlocuteur souhaité, sans que l’on puisse laisser un message, trace dévolue ainsi à l’écriture.
C’était avant l’invention des répondeurs téléphoniques. C’était le règne des boîtes à lettres, battu en brèche de nos jours par les incontournables boîtes vocales. La communication écrite se faisait sur une feuille de papier que l’on signait et que parfois on décorait ou parfumait pour dire ce que les mots n’osaient avouer.
On s’écrivait un 26 avril et on se répondait un 15 mai, ou plus tard. A un moment qu’on trouverait disponible et accueillant, dans son emploi du temps, pour coucher ses sentiments sur un lit de papier .
Aujourd’hui, cette communication écrite est remplacée à jamais par une communication instantanée, par l’omnipotence de l’email, si pratique au demeurant, par la messagerie où l’on joue au Chat avec une souris et la complicité d’un clavier. Le style s’efface au profit des abréviations, des raccourcis, des émoticônes car il faut aller vite à l’essentiel, taper rapidement, un symbole valant mieux qu’un long discours. Le temps presse désormais. C’était l ‘époque des routes départementales vite effacées par les autoroutes à péage et ceux de l’information tous azimuts.
La boîte aux lettres est devenue, au fil du temps, une boîte à facture. L’explosion de la consommation alliée au marketing direct l’ont vite transformée en boîte à prospectus. La propagande publicitaire a eu raison des cartes postales qui ne disaient pas grand-chose, à part que quelqu’un, quelque part, pensait à nous, manifestant nos liens amicaux ou familiaux par ce transport affectueux et coloré et qui avaient le mérite de faire rêver les facteurs.
C’était un temps où l’on pouvait espérer recevoir des déclarations d’amour et pas seulement des déclaration d’impôts.
Désormais et dans bien des domaines, le fast a tué le slow. La police a arrêté le manuscrit. La typographie des ordinateurs a remplacé la calligraphie des lettres ordinaires. Le courrier désigne un type de caractères et plus l’échange épistolaire qui prévalut durant des siècles.
Avant on allait à la Poste, aujourd’hui on se contente de poster sur les réseaux sociaux. On écrivait à une seule personne, une lettre personnalisée, témoignant de sentiments uniques par le truchement des mots, tandis qu’aujourd’hui on publie en 140 petits caractères et on y joint nos centaines d’images et déjà nos films amateurs qui ne veulent plus dire grand chose.
L’inondation de médias personnels a définitivement noyé la rareté des mots choisis. Plus rien ne sert à jeter l’encre d’un navire, devenu ivre de sens, dans le naufrage moderne de toutes les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Revenant à cette correspondance entre les deux grands poètes que sont Char et Celan, ce qui m’a fasciné c’est l’art des dédicaces qui accompagnaient les ouvrages ou poèmes qu’ils s’envoyaient ainsi que les messages d’amitiés et de soutien que René Char échangea autant avec le poète roumain qu’avec sa femme durant ses périodes de souffrance et après la mort de son mari.
Quel témoignage délicat que ce mot du 29 avril 1955 :
« Cher Paul Celan
Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin ou cet innommable qui s’installe en nous comme une fumée affreuse, en le lui disant, oui, je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole trop peu précise et balsamique que je le comprends… Pourtant j’étais avec vous hier, je le sais aujourd’hui, sans mot, à la façon d’un nageur qui en accompagne un autre dans l’épaisseur des eaux affectueuses, nageant vers quoi, je ne sais, mais vers quelque chose qui nous est dû…
Votre ami
René Char »
La réponse de Paul Celan qui date, seulement, du 2 juillet et qui s’achève par ces mots élogieux :
« …Mais voici, enfin un seuil franchi : nous avons, depuis le 6 juin, un petit garçon qui, né à sept mois, est bien décidé à m’apprendre le langage de la Vie. Permettez-moi de lui souhaiter de rencontrer, au milieu de l’Inconnu sans lequel on ne saurait vivre, votre Poésie et votre Personne.
Paul Celan »
En ces temps là, on n’était pas pressé. Seule une profusion d’intelligence suscitait de la voracité impatiente mais on y mettait les formes.
J’adore aussi cet ancêtre du tweet écrit avec une plume à l’encre noire, de Paul Celan à René Char, en octobre 58, en exergue du Bateau ivre :
« A René Char,
sur un sentier sans fin,
Paul Celan. »
Mais Paul Celan n’était pas en reste. Je cite cette formule magnifique à une époque où l’on allumait encore trop rarement les cigarettes avec des briquets :
« Cher René Char,
j’ai aimé, l’autre soir, en montant votre escalier, cette allumette qui m’a éclairé jusqu’au moment où votre porte s’est ouverte !
Mes meilleurs vœux pour cette année qui s’ouvre.
Paul Celan »
Une lettre du 3 janvier 1967, de René Char à Gisèle Celan se conclut par ces mots magistraux :
« Plus que des vœux, des ordres au destin. »
Toujours le 3 janvier – décidément cette date lui réussit – mais de l’année 1974, René Char écrit :
« Chère Gisèle Celan,
Votre pensée, si intensément exprimée dans l’œuvre que vous m’avez envoyée me touche, m’émeut comme tout ce qui vient de vous, dans l’étroit couloir d’air de notre vie.
Merci. Proche de vous, fidèlement. RC »
L’étroit couloir d’air de notre vie... Cette dédicace transporte des cargaisons de vérité et d’affection dans l’avion poétique d’une carte postale représentant La tête de la Douleur, une sculpture du musée Rodin.
Je referme définitivement ce livre tissé de politesse, d’humanité et d’une profonde estime entre deux artisans de la poésie que furent, sans relâche, ces deux hommes admirables.
Et je me dis en ce premier jour de l’an 2016, à une époque où tout va trop vite, où tout n’est que profusion et où l’on se déplace en jet, que ce trajet en Char que je viens d’effectuer au travers de la rareté lumineuse des sentiments humains ne vaut que parce que c’est lent…
Alors pour paraphraser le poète résistant qui pris le maquis quand l’adversité l’imposa, permettez-moi, plutôt que de souhaiter des vœux, de donner ordre au destin de tapisser cette nouvelle année avec toute la douceur de mon affection pour vous.
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