Voit-on suffisamment ce que notre regard touche ?
Ce matin, durant d’interminables minutes, je regarde par la fenêtre de ma chambre,
N’écoutant que la sourde musique des voitures filant au loin, Avenue de la Grande Armée.
Je suis absorbé par mes pensées, essayant de tisser des liens entre mes idées qui bondissent de pierre en pierre pour traverser la rivière du futur et parvenir à une conclusion incertaine.
Je polis des projets et estime mes chances de réussite, me préparant à l’action, en stratège préoccupé.
Soudain, au gré d’une pause fugace de ma pensée ou d’un cul-de-sac de la raison, je prends conscience de l’image que mes yeux photographiaient mais que mon cerveau refusait d’imprimer.
Je vois la rambarde de la fenêtre sur laquelle un bac en plastique rouge tuile s’accroche désespérément comme un forcené alcoolique qui menace de se jeter si on ne lui donne pas à boire.
Dedans, sourdes à l’ultimatum de leur hôte et aussi sereines qu’un troupeau de dromadaires, quelques plantes grasses, échevelées et vociférantes de joie, batifolent.
Les plus téméraires laissent pendre leurs bras ballants et partent en éclaireur afin de découvrir dans quelle contrée sauvage elles ont pu échoir.
Plus loin, la luxuriance verte, encore épargnée par les rayons du soleil, me saute enfin aux yeux. Je regarde avec un brin d’admiration la profusion végétale et l’inventivité vivace que témoigne cet arbre dont l’ambassade toute entière tient dans un carré de terre ombragée, minuscule courette toujours ceinte d’un arrière d’immeuble parisien.
On dirait qu’il sait, du fond de sa solitaire prison du XVII arrondissement, ce que sont les forêts opulentes et les jungles exubérantes des contrées d’outre mer, lui qui n’a jamais croisé un autre habitant de son peuple de bois. J’y vois du surnaturel ou simplement l’indiscrétion légendaire des abeilles qui colportent les nouvelles de mondes éloignés comme de la beauté des choses.
Chaque année, un homme dont j’ignore l’identité, à la solde de la compagnie immobilière qui possède mon immeuble, vient sournoisement décapiter l’arbre et le dénuder honteusement de sa profusion de feuilles, comme si celui-ci était condamné chaque automne à devoir passer sa coiffure chlorophylle de hippie sous la tondeuse infâme d’un coiffeur militaire.
Chaque année, avec obstination et un enthousiasme qui force le respect, il repousse et multiplie sa frondaison avec plus de vigueur que l’année précédente. D’où lui vient cet entêtement espiègle ? De quelle espèce tient-il sa vaillante sève pour démontrer autant de créativité face à l’adversité alors qu’un saule s’épancherait en pleurs interminables et choirait rapidement en trainant ses longs bras sur la cour dévastée ?
Comment ai-je pu ignorer ce héros, perpétuel adolescent et bâtisseur obstiné de verdure, alors que mon regard m’y portait depuis un temps interminable et que j’étais accaparé vainement par des choses qui n’arriveront peut-être jamais. J’avais un soldat de la vie sous les yeux, un bonimenteur d’espérance et batailleur d’ombre et de lumière, un pur fabricant d’oxygène à deux mètres seulement de ma fenêtre.
Je lui adresse, gêné et avec une pointe de honte, un sourire qui en dit long sur ma confusion, comme lorsqu’on salue avec retard et hésitation une vieille connaissance croisée dans la rue, qui s’étonne de notre silence, pensant qu’on ne l’a pas reconnue ou qu’on regrette sa présence.
Mon regard se détourne vers le blanc sale de l’immeuble mitoyen dont la façade est inondée de soleil. Le temps délétère a remarquablement fait son œuvre et laisse ses entailles dans l’assurance bourgeoise de ses murs désormais décrépis. On dirait un vaisseau échoué sur les rochers et sur lequel une infatigable végétation aurait élue domicile, singeant les vagues des jours dans leurs assauts incessants.
Je remarque enfin le lent vacillement des branches les plus fines,
Caressées par les doigts du vent dans la chevelure ébouriffée de l’arbre.
Douce oscillation qui contraste avec l’immobilité laiteuse des murs.
Figés dans leur lente décrépitude, les volets engoncés dans leur immuable rectitude s’écaillent tristement.
C’est leur seul subterfuge pour me parler de la pluie et du beau temps, de la lèpre de l’hiver et des aveuglantes sécheresses de l’été. Je les écoute avec la même attention qu’un sorcier africain.
Ils savent que je les regarde, eux que plus aucune main d’homme ne vient rabattre pour solliciter leur protection. Ils se savent inutiles, comme une personne âgée, noble et magnifique, qui ne tiendrait que par le majestueux souvenir de ses années enfuies.
Ils entendent le chant du vent et le sifflement des feuilles, comme le rire des enfants sautant à cloche-pied sur le tombeau d’un roi.
Lartigue disait que le Paradis est partout mais on ne le voit pas.
Sans doute parce que comme moi les hommes passent leur temps à regarder leurs pensées et à détourner le regard de l’humble spectacle du monde.
Un dieu impossible à nommer a organisé pour nous, en temps immémoriaux, une gigantesque chasse au trésor en dissimulant, dans d’improbables et infinis endroits, les millions de fragments de son royaume déchu. Avec le brouillon empressement d’un enfant cherchant ses œufs de Pâques, il arrive que nous en trouvions encore aujourd’hui les éclatantes preuves.
Le paradis est partout, il ne demande qu’à être accueilli par des yeux attentifs et bienveillants, au delà de l’écume des habitudes et des évènements désespérants que les hommes s’ingénient souvent à déclencher.