Il faudrait faire l’addition de toutes les choses que l’on remet à plus tard.
Il faudrait réunir tous ces non-dits, ces projets ajournés, ces voyages rêvés et ces décisions avortées dans un coffre secret cadenassé par des anges.
Il faudrait faire la liste des bonnes résolutions de chaque début d’année qui n’ont été que de l’espoir envolé et se sont vite accumulées dans les oubliettes des vœux pieux.
Il faudrait tenir la comptabilité scrupuleuse des intentions de s’y mettre, des c’est pour demain, des ça ne va pas tarder, des on s’appelle, des promis sans faute, des demain je m’y mets et en cette fin d’année en dresser le bilan avec la rigueur peu indulgente d’un commissaire aux contes et légendes.
Il faudrait faire la somme de nos valses hésitations, de nos doutes paralysants, de nos silences coupables et de nos gestes innocents. Noter d’une croix rouge chacun de nos atermoiements sur le calendrier du temps qui file sans oublier que l’avenir parfois se défile et fini par ne pas être au rendez-vous.
Il faudrait se dire que la vie ce n’est pas comme les éboueurs ou les pompiers, que ça ne repasse jamais en fin d’année pour demander ses étrennes et que ce qui est perdu est éperdu !
Il faudrait chaque jour se remémorer ce proverbe espagnol qui dit que par la rue des « plus tard » on arrive à la place des « Jamais ».
Il faudrait se répéter en une litanie salutaire, comme on égrènerait un chapelet de choses à faire vraiment, coûte que coûte, cette citation de Joë Bousquet : « On se trompe sur un homme tant qu’on ne retranche pas de sa personne ce qui fut son espoir »…
Il faudrait collecter tout ce bric-à-brac de choses jamais faites, cet amoncellement d’intentions sans actions, de paroles sans lendemain que l’on collectionne chaque année un peu plus.
Il faudrait toutes les étaler sur l’immense Place des Jamais, pour en faire la plus grande brocante du monde. Ceux qui cherchent des idées de génie, des promesses un peu cabossées, des je t’aime encore sous emballage viendraient faire leur marché, s’acheter pour deux sous affriolants des rêves de princesses et de vieux titres de propriétés de châteaux en Espagne.
Combien pèsent toutes ces choses que l’on remet à plus tard sur la balance de nos consciences débordées ? Quelle place inutile accaparent-t-elles au beau milieu de notre existence, ces phrases prononcées avec sincérité mais si vite envolées ou remisées dans le grenier de nos illusions perdues ?
Et si toutes ces choses auxquelles nous avons renoncé, mises bout à bout, recomposées en un patchwork magnifique tissé avec le fil du temps présent, constituait le tapis rouge de nos jours à venir.
Et si tout ce que nous avons oublié de faire ou remis à plus tard, par lâcheté, persuadés qu’on va bien finir par le faire ou croyance idiote que c’est impossible, nous le réalisions enfin, sans tarder, accomplissant ces choses magnifiques, ces gestes désirés, ces désirs inavouables et ces mots tus mais qui nous brûlent les lèvres.
Et si nous nous mettions toutes ces menaces de bonheur à venir et ces ultimatums d’instants d’amitié ou de geste d’amour à exécution. Immédiatement. Ici et maintenant.
La vie que l’on pourrait vivre est sans nul doute plus belle, plus riche et plus drôle que celle qu’on se contente de vivre. On découvre souvent trop tard la règle du jeu de la vie. Personne ne nous a remis le mode d’emploi de notre propre existence. Et quand on croit le découvrir, on s’aperçoit qu’il est souvent écrit en coréen du XIème siècle, incompréhensible et incertain. On met parfois une vie à découvrir celui ou celle que l’on est, et beaucoup ne parviennent même pas à se trouver, se contentant de dériver le long de leur vie en suivant le cour des jours qui passent, en espérant par ce laisser-aller arriver un jour à bon port.
Par un jour de grand soleil, retournons-nous et regardons ce personnage noir qui nous suit et nous ressemble à s’y méprendre, dont les pieds se prennent dans les nôtres, mais dont le corps singe avec talent le moindre de nos faits et gestes. Imaginons un instant que cette ombre que nous ne regardons plus depuis tant d’années, comme un vieux meuble qui ferait un peu partie de nous, est constituée de toutes les choses que nous n’avons jamais accomplies, de tous nos renoncements et nos paroles envolées. Notre ombre est l’ambassade de nos regrets et porte la couleur de nos remords. Cette silhouette qui nous suit sur le mur ou s’étend sur le trottoir, tantôt nous précédant tantôt à la traîne, n’est autre que celui ou celle que nous aurions pu être. Elle recèle tout ce que nous aurions aimé vivre et ce qu’il nous reste sans doute à accomplir.
Il m’est facile d’apporter la preuve de ce que j’avance et de démontrer l’absurdité de l’idée selon laquelle notre ombre ne serait qu’un phénomène lumineux, une trace sombre sur un trottoir due à l’interception de la lumière par un corps étranger (en l’occurrence le nôtre, même si notre âme nous est parfois plus étrangère…encore).
Il m’est aisé de prouver que ma théorie n’est pas qu’une métaphore poétique dans laquelle j’aurais rangé complaisamment toute l’existence que je n’ai pas vécue, un baluchon de pénombre et de mots que je trimbalerais partout comme un bodyguard qui se contenterait de me garder l’âme… en peine.
Ne dit on pas d’ailleurs la peine-ombre ?
Un simple indice que je livre à votre sagace réflexion : quand on est enfant, on sait le rôle et l’importance de l’ombre. On sait qu’elle est tout ce qu’il nous faut absolument vivre pour être heureux. On s’en amuse, on joue avec elle. On essaie de la rattraper, mais elle nous échappe tout le temps, car les rêves d’enfant ne deviennent jamais la réalité des adultes. On saute à pied joint dessus, mais elle se joue de nous, et s’écarte avant que l’on retombe.
Quand au beau milieu de notre existence on est au zénith, accaparé par ses projets professionnels, drapé dans sa réussite, encore plein d’espoirs d’amour et d’illusions sur autrui, on ne la remarque pas cette ombre qui risquerait d’ailleurs de nous faire de l’ombre. Elle le sait, alors elle se fait toute petite, elle disparait sous nos pas de midi. Elle ne la ramène pas face à ce géant de choses à faire et de rêves démesurés que nous sommes en cet instant.
Puis, lentement, quand vient l’heure du crépuscule, quand nous entrons dans un âge où les années écoulées sont plus nombreuses que celles encore à vivre, elle s’allonge peu à peu, jusqu’à devenir plus grande que nous. A bien y regarder quand le soleil du temps imparti est sur le point de se coucher en un flamboyant naufrage, elle est devenu immense, étendue en arrière de nous et déformée par tout ce qu’elle doit trimballer. Elle ne nous ressemble plus guère tant elle ploie sous la charge de tout le fatras inaccompli des choses auxquelles il nous faut décidément renoncer.
Songeons, en cette toute fin d’année, à tout ce que notre ombre porte de projets encore magnifiques à vivre, de contrées à explorer qu’il nous faut d’urgence visiter, de gestes fraternels aussi simples qu’un sourire ou une parole offerte à un inconnu ou, sur le coin d’une table, un rond de serviette gravé du nom d’un ami qui est toujours le bienvenu, ou bien encore, un mot doux griffonné sur la nappe en papier d’un repas en amoureux. Semons dès aujourd’hui, avec l’urgence de celui qui sait qu’il n’y a pas beaucoup de grain dans le sablier, toutes ces petites choses, souvent gratuites, faciles et généreuses au beau milieu de nos vies de géants éternels.
Je vous souhaite une fabuleuse et prolifique année 2015 !