Comme chaque petit matin ou chaque nuit profonde, émergé du sommeil ou encore hagard sur l’échancrure d’une insomnie, j’allume la lampe du salon, avant d’aller m’échoir sur le canapé de cuir.
Je règle le variateur au minimum. Il laisse alors filtré suffisamment d’électricité pour que l’ampoule économise ses forces et ne diffuse qu’une pâle lueur, qui n’ose franchir la frontière de l’abat jour et éclairer au delà de sa propre existence. Cela me suffit à distinguer le pourtour des meubles et à éviter le petit tabouret chinois, en bois rouge, que ma femme laisse chaque soir dans des lieux improbables, après s’être assise longuement pour fumer sa dernière cigarette. Immanquablement, chaque matin, dans l’obscurité du salon, j’évolue avec précaution et tâtonnement, cherchant du bout du pied où son esprit peu cartésien et son fantaisiste sens du rangement ont pu laisser traîner ce perfide obstacle. Mais, un jour sur deux, encore emberlificoté dans les filins d’un réveil pénible, le sort mène complot contre moi et le dieu des cache-cache et des chasses aux trésors a profité de la nuit pour me tendre une embuscade et me jeter dans les pieds ce casse-pied chinois qui devient un brusquement un vrai casse-tête.
D’autre fois, happé par une envie de lire, je force l’interrupteur à convoquer séance tenante toutes les fées électriques et à illuminer la pièce afin que je puisse parcourir une dizaine de pages, espérant retrouver au détour d’un passage la lente morphine du sommeil réparateur.
Ce matin, une fois de plus, une fois encore, avec bonheur et impatience j’ai ouvert le pavé des œuvres complètes de Nicolas Bouvier. Il faut un sacré nombre de matins et de longues heures de lecture pour venir à bout de 1.400 pages ébouriffées de poésie et de voyages merveilleux.
J’ai ainsi passé une partie de ma matinée, assis sur le siège arrière d’une Fiat Topolino datant des années cinquante, emmené par deux jeunes globe-trotters dans les plaines désertiques de Perse. A l’heure où les parisiens laborieux profitent de leur samedi pour glaner quelques heures de repos supplémentaires, je cahote à bord d’un véhicule d’un autre âge, sur les pistes iraniennes, entre Kerman et Bam, traversant des paysages écrasés de beauté, rencontrant des personnages éblouis de grâce malgré leur dénuement et leur histoire séculaire. Matin magique, évasion immobile au travers de textes enflammés de talent, riches d’évocations ciselées par un jeune écrivain voyageur qui a tout compris, du haut de ses vingt trois ans, à l’écriture et à l’humanité…
La preuve : « Remonter dormir dans ces ruines nous payait de bien des tracas. La nuit surtout elles étaient belles : lune safran, ciel troublé de poussière, nuages de velours gris. Les chouettes perchaient sur les colonnes tronquées, sur la mitre des sphinx qui gardent le portique ; les grillons chantaient dans le noir des murailles. Du Poussin funèbre. On n’en voulait pas trop à Alexandre : la ville en disait plus long ainsi ; sa destruction nous la rendait plus proche. La pierre n’est pas de notre règne ; elle a d’autres interlocuteurs et un autre cycle que nous. On peut, en la travaillant, lui faire parler notre langage, pour un temps seulement. Puis elle retourne au sien qui signifie : rupture, abandon, indifférence, oubli. »
Comment trouver le sommeil dans ces ruines millénaires, balloté sur mon canapé rouge de la rue Saint-Ferdinand, entre deux villes de poussière et de vacarme, hésitant sur la frontière d’une Perse ancienne et d’un Iran moderne ?
De temps à autre, je m’empare d’un stylo rouge et inscris sur la première page du livre des mots que je trouve précieux, car rares et magnifiques comme des pierres. Je fais une longue liste de vocabulaire dont je chercherai le sens ou l’étymologie plus tard. Je glane au fil de mes lectures ces morceaux de minéraux étincelants, taillés de voyelles et de consonnes, et je pose ces vocables dentelés sur la table du joaillier qui sommeille en moi, ciseleur de mots, toujours à la recherche de ces petits outils qui permettent d’affiner la pensée, de décrire une scène, ou d’exprimer un sentiment avec toujours moins de mots. La poésie a cette particularité de dire beaucoup en étant économe des moyens pour y parvenir.
A un moment, jugeant que le voyage a assez duré, qu’il convient de faire une halte et de revenir à ma vie moderne et parisienne, je referme ce pavé littéraire. Mais par curiosité, comme poussé par une envie mystérieuse, je ré-ouvre le livre, « l’usage du monde » sur cette première page où sont enfermés les joyaux de ce trésor de mots, attendant sagement que je vienne les butiner, les réveiller et les utiliser.
Alors que mes deux jeunes amis enquillent les destinations les plus inénarrables : Abadé, Chiraz, Persépolis, Yezd, Anar, Rafsinjan, menant leur frêle esquif à quatre roue vers l’Afghanistan, je me contente d’un voyage plus prosaïque dans les terres les plus exotiques de la langue française. A mesure qu’ils progressent vers l’Orient magnétique, je mène ma monture au travers de la belle litanie de mots oubliés ou peu usités, que j’ai glané au long de leurs pages magnifiques.
Je propulse à toute berzingue ma curiosité littéraire sur les pistes escarpées de cette langue qui m’abreuve chaque jour avec des étincelles d’émerveillement. Mes villages et contrées inaccessibles ce nomment : aubaine, patelin, poudroyer, venelle, cimaise, soliloquer, pouillerie, baptistère, ravigoté, Samovar, simagrées, galbe, propitiatoire, houppelandes, Capulets et Montaigus, lazzis, fanfreluche…
Fourbu de cette expédition dans ma langue devenue étrangère, je me repose parfois à l’ombre de quelques tournures évocatrices qui en disent long sur ce que la vie dissimule derrière une association de mots : bourrade amicale, porte dérobée, étoupe noire des nuages, orbe des mouches, péché véniel, pantelant de déception, sur le grand arroi…
En ce samedi matin de vagabondage, plus de soixante après l’œuvre de Bouvier et son usage du monde, je pense à cette phrase de Christian Bobin qui résume ce qui vient d’être dit :
« Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles. »
Ma langue est mon pays, mon langage est ma destination.