Un amas de petits bouts de métal dentés qui autorisent l’accès à des lieux réservés où s’entrepose l’essentiel de mon existence.
En prison, le pouvoir appartient à celui qui a le trousseau. Qu’en est-il de la vie ?
Toutes ces clés qui me permettent d’aller et venir me protègent-elles d’un monde extérieur prétendument hostile ou m’enferment-elles dans la prison d’une existence surprotégée à mes propres dépens ?
Une vie divisée en appartements à porte blindée, étagée en bureaux digicodés, filtrée par des interphones autorisant celui qui montre patte blanche et refusant l’intrus ou l’importun, se fermant ainsi délibérément à l’inconnu et à l’inattendu, seul interstice dans lequel le bonheur imprévisible et spontané pouvait s’insinuer…
Soupesant ma vie sous contrôle, je ne suis finalement qu’un VRP de luxe passant mon temps à faire du porte-à-porte, entre un domicile ouaté et des bureaux accaparant la majeure partie de mon temps. Huissier en chef de ma propre existence, j’ouvre et je ferme ces lieux verrouillés, cellules personnalisées dans lesquelles je consens à tirer perpet.
Comme la multitude, une fois bien enfermé en mon for intérieur, serein en mon foyer j’allume la télévision qui me jette au visage un monde à feu et à sang, me confortant sur l’idée de demeurer confortablement à l’abri de ce lieu ceint !
Mes rêves sont légers comme ma plume et libres comme ma parole, mais je vis en locataire et me comporte en propriétaire. Je cadenasse des biens et des objets qui n’ont guère plus d’importance que la branche accueillante d’un arbre pour un oiseau de passage.
Nous construisons un monde protégé, divisé, et sécurisé où mes mêmes les courants d’air n’ont plus le loisir de circuler. Un monde qui emmure et n’enrhume plus.
Même les véhicules que nous utilisons pour nous transporter entre ces lieux d’enfermements deviennent des forteresses imprenables, des bulles protectrices. Serrures automatisées, verrouillage centralisé, alarmes sophistiquées, clés intelligentes, la technologie n’est pas avare d’inventions surprotectrices et réconfortantes.
Nous vivons dans le coffre-fort de nos préoccupations, nous gavons de télévision où même les chaînes sont cadenassées par la force de l’ineptie et la peur du voisin. Nous nous comportons comme des citoyens qui vivent constamment à cran…d’arrêt !
Nous rêvons de faire un tour sur les abords du vaste monde et de nous laisser pénétrer par l’inconnu et le poétique hasard mais nous nous contentons du double tour de serrures inviolables et d’une vie de convoyeur lourdement armés contre les aléas de l’existence.
Plutôt que de craindre le voleur qui cherche à nous déposséder, nous devrions accueillir le cambrioleur comme un avant-gardiste de cet économie du partage, triste pour lui de le voir se jeter avec cupidité sur des objets dont il nous désencombre et qui finiront, tôt ou tard, par le regarder mourir, avec cette ironie que les choses matérielles portent sur la vie.
Rêver de posséder alors qu’il y a tant de choses à partager, n’est-ce pas le message que me délivre, dont me délivre, ce trousseau de clé en cette matinée d’automne ?
Je me suis toujours considéré comme un gitan de luxe, un locataire invétéré, un emprunteur opportuniste, un prêteur sans gage, mais je découvre qu’il me faut encore m’alléger.
Je soupèse mon trousseau qui donne tout son poids à mon existence de gardien de prison.
Je souris à l’idée que toutes ces clés sont des passe-partout. Une seule me suffirait, pour entrer librement dans tous les lieux du monde. Je passerais ainsi ma nuit dans des musées, en tête-à-tête avec les œuvres d’art les plus estimables, je traverserais des milliers d’appartements pour collectionner la vie des autres et les secrets d’alcôve, j’irais compter des billets numérotés dans des banques impénétrables et faire de la musculation avec des lingots d’or à la Banque de France. Après une bonne douche d’argent liquide je refermerais avec précaution derrière moi.
Mais à ce passe-partout qui me permettrait de faire les 400 coups, j’ajouterais vite la clé des champs pour emmener ceux que j’aime dans une course folle en pleine nature, ponctuée d’improbables et festifs pique-niques, et de siestes salvatrices à l’abri des grands arbres.
La clé de Sol me serait aussi indispensable, pour que les notes les plus légères de ma vie se composent en une symphonie libre et virevoltante qui me donnera envie d’écrire des pages magnifiques. Alors devenu écrivain, pour le meilleur et pour le pitre, les seuls vocables que je consentirais à accrocher à mon trousseau seront des mots-clés, des jeux de mots et des jeux de clés…
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