25 mai 2014
A l’ombre d’un homme…
L’enfant entre dans le cercle de soleil de la place du village
Il n’a ni cerceau, ni vélo, ni ballon pour tromper l’ennui
Seul, à l’heure où les adultes sont à la sieste ou encore attablés
Il promène son insouciante solitude du haut de ses six ans.
Pour se distraire, il marche sur les rebords de la fontaine cristalline et fraîche qui occupe le centre de la vie
Il donne des coups dans l’eau avec son bâton qui fait de lui un Templier
Lorsqu’il a fini de noyé son regard émerveillé dans les reflets d’argents sertis d’étincelles de diamants
Il détourne son regard vers le nord et constate la présence d’un géant sur la chaussée
Il découvre son ombre rendue immense par les rayons obliques du soleil
Chevalier grandiose et gisant sur les abords d’une fontaine de Provence
Une après-midi de 1970, dans la chaleur d’un mois d’août qui accable les vivants
Et semble avoir fait capituler toute la population de ce bourg déserté
L’enfant, vaillant et inconscient, décide d’en finir avec ce géant noir aux allures de Don Quichotte monté sur de frêles échasses.
Il brandit son bâton dans le ciel, accroche sa vaillance en bandoulière et saute sur ce qu’il croit être le ventre de l’immense envahisseur étendu sur le trottoir
A peine s’est-il élancé dans le vide espérant percer le cœur de l’ennemi avec la pointe de sa lance, que le géant recul de la même distance.
L’enfant tombe à ses pieds, se relève après s’être égratigné le genou, mais reprend le combat de sa vie.
Alors qu’il s’escrime à tuer son adversaire à l’allure trop ombrageuse, celui-ci imite chacun de ses gestes et recul du même pas que lui, semblant le fuir en l’imitant en tout point.
L’enfant jette son bâton et décide de le pourchasser.
Il lui court après, à grandes enjambées, mais le chevalier noir fuit devant lui, à la même vitesse, ses pas dans les siens.
A six ans, un petit garçon venait de comprendre qu’on ne se départit jamais de son ombre et que le personnage noir, trompe-solitude et carbone de notre silhouette, sera toujours son fidèle compagnon de route.
A Fayence, un jour du mois d’août 1970, je rencontrai sur une place celui qui ne me quittera plus jamais, le frère d’ombre du fils unique que j’étais.
En mai 1994, un jour de soleil où les parisiennes font ce qui leur plait, en commençant par effeuiller le tissu dans lequel elles se dissimulaient durant l’hiver,
je marchais dans une rue du 10ème arrondissement où j’avais installé mes bureaux.
Alors que je traversai la rue, je vis dans le reflet d’une vitrine, un homme qui me ressemblait et qui traversa également la rue, venant à ma rencontre.
L’homme qui s’était mis à marcher sur le même trottoir que moi disparu soudainement, au moment précis où la vitrine laissa la place au mur gris de l’immeuble mitoyen.
J’accélérai mes pas pour ne pas manquer mon prochain rendez-vous mais sans doute aussi pour le rattraper, pensant qu’il avait pris ses jambes à son cou sans que je m’en aperçoive.
J’arrivai à une intersection de rue, jetai un œil à droite puis à gauche, rien, personne.
Où était-il donc passé, ce sosie empressé et provoquant ?
Alors que j’accélérais en remontant la rue, avec en face de moi un magnifique soleil suspendu au zénith de la paroisse Saint-Vincent de Paul qui domine le haut de la rue d’Hauteville, j’eus un pressentiment, que je n’allais pas tarder à vérifier.
Brusquement, je m’arrêtai et me retournai.
Je n’eus qu’à baisser les yeux pour le voir, là tout contre moi, ayant jusque là emboîté ses pas dans les miens, alors que je le croyais disparu dans une rue adjacente.
Il était là, immobile comme moi, m’observant avec une attention soutenue, anticipant chacun de mes gestes, comme méfiant ou comme quelqu’un qui me connaitrait trop bien, devançant chacune de mes réactions.
Je l’avais oublié depuis tant d’années. Il était devenu aveugle à mes yeux fermés par l’habitude. J’avais oublié sa fidèle présence lorsque la lumière jaillit sur mes jours empressés.
Mon escorte, mon garde du corps, mon âme damnée qui me suit fidèlement depuis tant d’années.
J’étais tellement accaparé par l’objet de mon ambition, par mes désirs fougueux de vivre, par ma course contre le temps que je ne l’autorisais qu’à me suivre, voulant le précéder en tout. Lorsque je rentrai dans un restaurant, je le laissais sur le trottoir ou ne lui tenais jamais la porte. Lorsque j’enfourchais ma moto pour me hâter vers l’avenir, il avait à peine le temps de mettre son casque et de sauter sur la selle derrière moi. Pesant moins lourd que le poids de la lumière de laquelle je l’abritais, lui qui la fuyait comme une ombre, je ne sentais même pas sa présence derrière moi.
Bref, à un peu plus de 30 ans, dans une rue parisienne ensoleillée, je reconnus mon plus fidèle camarade, celui qui se contentait de suivre avec humilité ce jeune homme entreprenant et batailleur que j’étais devenu.
Je fus si heureux de retrouver cette ombre portée par mon allure impatiente que je tirais depuis tant de temps, ne l’autorisant pas à me dépasser, voulant toujours demeurer le premier. Chaque âge a ses plaisirs et sans doute aussi ses illusions.
La semaine dernière, il faisait un grand beau temps sur Paris. Les terrasses étaient pleines, à midi tapant, des hordes de bureaucrates envahissaient les rues, les stations de Velib se vidaient et le pas des passants ralentissait d’un bien-être palpable. La vie reprenait ses prérogatives, le printemps s’était fait trop attendre. Quelques moineaux, ayant fait des platanes leur ambassade, lui signifiait leur impatience tout autant que leur contentement.
Mardi dernier, je me promenais à Saint-Germain-des-Prés d’un pas de Sénateur, me délectant de cette journée enfin printanière, allant au hasard des rues. Je sortais d’un déjeuner et n’avais pas de rendez-vous avant 16h. J’avais donc décidé de m’octroyer un peu de temps libre, après avoir écrit le matin même un texte sur le temps qui passe et semble s’accélérer à mesure que l’on vieillit. Je passe mon temps à courir après le temps, à écluser des to do lists qui se reconstituent avec la facilité et l’abondance d’un tonneau des Danaïdes, à échafauder des plans sur la comète et à développer des projets qui absorbent tout mon temps et toute ma concentration.
Autant dire que cette cure de contemplation d’une heure à laquelle je décidai de m’abandonner me fit le plus grand bien.
Je m’assis en terrasse au café de la Mairie, place Saint-Sulpice. Je souris à l’idée que je laissais, pour une heure, mon saint supplice ordinaire sur place et m’accordais une parenthèse paisible d’une heure pour regarder le monde dérouler sa comédie sous mon regard amusé et serein.
Alors que j’allumai un cigare et commençai à tirer quelques bouffées pour nourrir la combustion, je m’aperçus que mon voisin de gauche en faisait de même. Je ne l’avais pas remarqué en m’asseyant à ma table. C’était un grand type à l’allure débonnaire, élégamment vêtu de gris foncé qui dénotait avec les couleurs que réclamait à tue-tête cette journée printanière.
Nous étions côte-à-côte, silencieux et respectueux de l’instant paisible que nous partagions, passionnés tous les deux par le spectacle qui se déroulait sous nos yeux, pas les badauds et les touristes qui allaient en tous sens, les uns happés par leur travail ou leur préoccupations, les autres se contentant de leurs occupations et de se balader en contemplant l’architecture de la ville ou le jeu des pigeons.
L’enfant de 6 ans qui sommeillait encore au plus profond de moi serait bien aller marcher sur la fontaine de la place Saint-Sulpice pour se battre avec le chevalier noir de ses premières années.
Mais, après une longue inspiration, laissant échapper une généreuse volute dans l’air parisien, je me tournai vers l’homme qui fumait avec un nuage gris à peine perceptible au dessus de sa tête.
Je lui souris et lui demandai de ses nouvelles. Je compris qu’il m’avait reconnu depuis longtemps. Il me félicita sans un mot de m’être assis à cette terrasse et de l’avoir permis d’y prendre place aussi.
Nous restâmes ainsi durant une heure à consumer le temps déguisé en Havane. Cela fait maintenant 50 ans qu’il me suit partout et veille fidèlement sur mes allées et venues.
Et pour la première fois, je nous ai accordé mutuellement un répit et l’ai autorisé à devenir mon égal, à siéger à mes côtés comme un loyal et indéfectible compagnon d’âme.
Cet homme qui vivait dans mon ombre, depuis tant d’années, manifestait ostensiblement sa fierté d’être à mes côtés, et non plus relégué à la traîne de mes pas. Il goûtait son plaisir d’être assis comme moi à cet instant dans le cœur d’un Paris apaisé et lumineux, vivant et heureux de cette reconnaissance chèrement gagnée, rendue possible par l’envie que j’ai eu de me poser, de ralentir, pour voir enfin l’essentiel venir siéger à mes côtés.
A 50 ans, je comprends enfin qu’on ne doit pas mépriser son ombre et que celui qui s’y cache rêve de la lumière de notre reconnaissance.
Ayant passé tant d’années à oublier mon ombre, à ne voir que la part lumineuse des choses, je comprends le message qu’elle me délivre. Après l’avoir précédé avec insouciance durant des décennies, après l’avoir accueilli à mes côtés la considérant comme mon égale depuis quelques semaines, je redoute maintenant l’âge où elle me devancera, me tirant par la main vers un avenir où je serai réticent au moindre pas, sachant ce qui m’attend à la fin du chemin.
La vie d’un homme et sa qualité humaine se mesurent sans doute au rapport qu’il entretient durant toute son existence avec son ombre, au lien qu’il apprend à tisser avec cette compagne ombrageuse qui lui enseigne la direction qu’il doit prendre, en lui jetant des cailloux sombres dans la lumière aveuglante de sa route vers lui-même.
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