« Thérèse d’Avila, lorsqu’elle faisait à manger pour ses sœurs, veillait à la bonne cuisson d’un plat et concevait dans le même temps des pensées éblouissantes de Dieu. Elle exerçait alors cet art de vivre qui est le plus grand art : jouir de l’éternel en prenant soin de l’éphémère ».
Cette phrase prophétique de l’immense Christian Bobin, m’ouvre à une pensée intérieure qui fait son nid depuis quelques jours en moi. Sans doute ensemencée sur la terre de ma solitude retrouvée, et encouragée à se développer par la découverte de la parcimonie des mots et du calme que je découvre et dont je n’étais, jusqu’à présent, guère familier.
Cette pensée naquit l’autre jour, alors que j’étais assis dans un square, observant le jeu de la vie autour de moi, paisible en mon isolement, goûtant avec délectation ces instants où un furtif rayon de soleil fait l’été, où le rire des enfants me propulse dans le bonheur d’être père et où les amoureux, qui se bécotent toujours sur les bancs publics, esquissent, à leur insu, un sourire sur mes lèvres, dessinant avec une pointe d’ironie, mine de rien, sur le bord de ma bouche les rides de mes anciens amours et le secret espoir d’une rencontre amoureuse pour laquelle j’apprends désormais à me rendre parfaitement disponible.
Les yeux dans le vague et les pensées tournées vers mes mondes intérieurs, mon regard fut soudain accroché par une statue de femme qui ornait ce petit square plein de vie. Une statue en pierre, dont l’impeccable immobilité contrastait avec le vol zélé des pigeons idiots, la valse incessante des badauds, le tourbillon des nuages qui filaient sur Paris comme des hordes de cavaliers mongols aux formes improbables, et la turbulence des enfants encore débordants d’innocence sur ce qu’il leur faudrait bientôt vivre pour prendre leur place dans le monde. Nomades, mobiles, actifs, tout le contraire de cette femme pleine de grâce pétrifiée en son jardin.
Plus le monde s’animait autour de moi, avec un entêtement touchant, plus je regardais cette statue pleine de grâce, que j’imaginais forcément haineuse des volatiles gris et infestés de parasites innommables, ces drôles d’oiseaux à la plume grasse, plein de maux endémiques et dont le vol ne dépasse guère qu’une traversée de chaussée ou l’évitement d’un bus de la RATP.
Soudain, une idée me vint qui prit, pour moi, des allures de printemps, m’ouvrit d’autres perspectives et changea les couleurs de cette journée languissante.
Je me mis à imaginer que cette statue était en réalité en train de marcher, d’avancer d’un pas tranquille en ce jardin. Non pas qu’elle se serait mise subitement en marche, mais plutôt qu’elle était déjà en train d’avancer, mais à son propre rythme, dans un espace-temps qui lui était propre, d’un pas qui était si lent, pour nous autres humains, que son allure ressemblait à de l’immobilité tant elle était imperceptible aux yeux des hommes et à nos sabliers.
Je me mis à concevoir les choses sous un angle différent, imaginant que le rythme normal était le sien, qu’elle ne faisait que traverser un square désert, d’un pas de sénateur tétraplégique – c’est tout dire !
Si d’un seul coup, je l’imaginais en train de marcher, je compris que nous étions tout bonnement invisibles pour elle, car nos mouvements étaient infiniment trop rapides pour être perçus à l’aune de son rythme et dans son propre monde.
Nous étions un peu comme ces insectes extraordinairement rapides que l’on voit fendre l’air et qui se déplacent à des vitesses hallucinantes, définies par des multiples inouïs par rapport à leur taille, mais en plus rapide, encore. Cela signifiait que deux ou trois minutes de son temps à elle, le temps qu’il lui fallait pour passer dans ce square, équivalaient à des siècles pour nous autres. Autrement dit, ce que je considérais comme une année entière dans mon système temporel n’était qu’un fragment de nano-seconde pour cette femme de pierre, qui du coup n’était peut-être pas de marbre, mais bien réelle, juste pétrifiée, massifiée dans un rapport au temps qui me la faisait apparaître comme statique, alors que nous, nous humains, n’étions qu’extraordinairement éphémères.
J’essayai, autant que faire se peut, de tendre toutes les ressources de mon imagination pour ralentir le temps, pour tenter de faire coïncider nos temps respectifs. Et je la vis, là, passer devant moi, se retourner et me sourire, constatant que nous étions seuls dans ce jardin parisien, sentant comme une brise matinale autour de nous, une sorte de présence imperceptible, des vibrations inconscientes qui rendaient l’atmosphère étrange.
Elle et moi, soudain unis par le secret d’un temps épousé, nous percevions des choses autour de nous, invisibles et impalpables, légères comme des fantômes furtifs, des âmes qui se glisseraient sournoisement entre nous et les fleurs des rocailles.
Nous aurions l’impression que quelqu’un nous observe, que nous ne sommes pas seuls, mais serions incapables de comprendre d’où vient cette drôle de perception qui nous ferait éclater de rire et conclure, en un pied de nez métaphysique, qu’il doit s’agir d’esprits farceurs ou d’âmes en peine.
Nous n’aurions sans doute pas tout à fait tord, si ce n’est que toutes ces âmes en perdition seraient de simples humains qui croient se reposer quelques instants dans ce square printanier alors qu’ils sont projetés à des vitesse supersoniques, voire « superlumineuses », vers un destin fugace qui s’achèvera bien avant qu’il ne faut de temps pour finir cette phrase.
La belle dame est sortie du square. Je demeure seul sur mon banc. Je fixe mon regard dans le lointain, scrutant les traces invisibles de son passage et sentant un frisson me parcourir le dos. Cela fait cette impression, parfois, quand trop de mondes invisibles se juxtaposent en s’ignorant, quand on entre dans un lieu où des esprits sont légions ou bien lorsqu’on percute, sans s’en apercevoir un fantôme empressé de rejoindre son rendez-vous de fantômes mais que son retard a mis dans de beaux draps.
Je reste là et viens de comprendre pourquoi certains de mes semblables, constatant mon goût du silence et mon profond détachement pour les évènements de ce monde, voient en moi un homme au cœur de pierre. C’est un bon début, m’aurait dit la dame. Puissé-je atteindre bientôt une éternelle immobilité !
Le gardien du square, passe devant moi, regarde sa montre et fait sortir tout le monde. La récréation des fantômes est finie.
Il me laisse là, assis, le front contre mon point. Pensif. Penseur. Pétrifié par mes idées.
Encore une nuit où les pigeons vont s’en donner à cœur joie et où je ne pourrais pas me gratter !
A demain, les humains…
Bonjour,
Je dirais "tord"/"tort" et "pourrais"/"pourrai".
Rédigé par : Clara | 23/04/2008 à 14:39
Bonjour.
Veuillez contrôler: tort/tort.
Poing/point est sans doute volontaire.
Merci pour la mise à disposition de ce texte.
Rédigé par : Pédelabat | 23/04/2008 à 14:35
...et de conclure en un clin d'oeil avec une phrase de Régis Hauser "Quand on voit ce que les pigeons ont fait sur ce banc, il faut remercier Dieu de n'avoir pas donné d'ailes aux vaches"... ;)
Rédigé par : Corinne | 23/04/2008 à 07:57