Une pensée m’est venue l’autre jour, comme une prise de conscience effrayante, soudaine et honteuse. J’ai vu une photo d’un bouquet de fleurs en noir et blanc. Mon regard passa rapidement à autre chose mais une force quasi magnétique, aussi puissante qu’un remord, aussi belle qu’un rire d’enfant me ramena à cette image qui avait été choisie pour illustrer la couverture d’un livre. Je fus arrêté net par la beauté de la composition. On aurait pu croire à un bouquet d’herbes folles mélangées à une poignée de fleurs sauvages. En passant un peu vite, je pensai qu’il s’agissait d’une brassée de fleurs trouvées en plein champ et déposées là, à la va-vite, presque tombées des mains, dans un vase sans importance, dont l’humilité épousait parfaitement l’aspect échevelé et hasardeux du bouquet.
Mais à bien y regarder, je pris conscience de l’exacte place de chaque fleur, de l’impeccable et néanmoins folle harmonie que le plus grand hasard ou la main d’un être sensible avait réussie à obtenir. Je fus sincèrement touché par la beauté fragile de ces fleurs, tournées vers la fenêtre, toutes occupées à une conversation secrètes avec des êtres qui me demeuraient encore invisibles.
Je commençais cette note en évoquant ma stupeur. Et bien, j’éprouvai, en même temps qu’une émotion face à ces fleurs, de la consternation face à mon empressement à butiner les choses et les êtres sans parfois toujours les remarquer. Je me trouvais dans un état, presque tremblant et halluciné, comme un motard qui vient d ‘échapper à une collision de plein fouet avec une voiture et qui a besoin de s’arrêter de longues minutes, tremblant de la tête aux pieds, en prenant conscience qu’il est passé à côté de l’irréparable. À un cheveu !
Et bien je compris, que la beauté et ce sentiment si fragile de se sentir en vie, avaient failli m ‘échapper…à un cheveu prés.
L’objet de ma consternation pris ensuite de l’ampleur et se porta sur une tout autre idée, que la révélation de cette photo fit naître : combien de fois ai-je vraiment offert des fleurs dans ma vie ? Je ne parle pas des dizaines de fois où je suis entré chez le fleuriste et suis ressorti les bras chargés d’un paquet qui recélait d’une composition de fleurs mais qui avait été mis en forme par un professionnel. J’évoque le fait de choisir, soi-même, avec une attention raisonnée et méticuleuse, chaque fleur, de décider de la couleur dominante de l’ensemble, de saisir, de soupeser chaque forme en imaginant comment elle s’intégrera dans l’ensemble qui se dessine sous mes yeux, comme un Chef ferait son marché en choisissant délicatement chaque ingrédient qui se mariera délicieusement aux autres, dans un plat qui honorera les étoiles du Michelin.
Il m’est arrivé de faire un bouquet avec cette conscience de la composition et en approchant ce désir de disposer les fleurs avec harmonie dans un vase, mais c’était il y a longtemps, ce fut trop rare et souvent exclusivement pour moi. Combien de bouquets sont acheté chaque année en France sans plus d’attention que l’empressement que l’on met à régler à coup de carte bleue ce présent que l’on va s’empresser d’offrir, sans marque d’attention, comme on se débarasse d’un pardessus ou qu’on jette son chapeau sur un perroquet. Combien de fois, les convives fourguent le bouquet (et je n’ose parler du bouquet de fleurs déjà composé et pré-emballé, acheté à la va-vite) dans les bras de l’hôtesse de maison, claquement de bises, un « tu vaaaaas biennnnn ? » superficiel, sans attendre la réponse ou un « Et toiiiiii ? ».
Tout cela m’effraie. Rien de plus, mais rien de moins.
Alors je fais le serment ici, devant des milliers de non-lecteurs (je suis conscient de mon audience et de mon « texte-appeal » ;-) que, quand il s’agit d’offrir des fleurs à un être que je connais et que j’aime, j’achèterai désormais avec la plus vive attention des fleurs à l’unité, que je refuserai l’intervention d’un stagiaire CAP-fleuriste de chez Monceau ou un grand professionnel chèrement payé – mais doté de goûts qui ne sont finalement pas les miens ou qui ne correspondant guère avec la personne à qui ces fleurs sont finalement destinées. Je jure que je ferai emballer ce bouquet simplement comme on empaquette des fleurs en vrac ramener de chez un horticulteur . J’aurais pris le soin d’appeler au téléphone la personne qui me reçoit en lui demandant si elle dispose d’un vase et de quelle apparence. Lorsque j’arriverai chez elle, je la saluerai avec une réelle attention. Puis lui demanderai de pouvoir m’isoler le temps de déballer mes fleurs et de lui composer le bouquet que je souhaite lui offrir. Mon cadeau pour elle ne sera pas un montant de carte bleue emballé dans du cellophane et du papier de soie, ressemblant vaguement à un bouquet Aquarelle. Mon présent (au sens « être réellement présent ») sera à la fois les fleurs et leur disposition, mon interprétation ou l’idée que je me fais de mon amie au travers des fleurs. Je lui offrirai, sans doute aussi avec une gerbe de mots pour souligner et accompagner ce bouquet, puis je laisserai les fleurs converser, jouer de mille nuances, batifoler dans le vase, s’ébrouer de lumière, échanger leur impression sur leur nouveau lieu d’accueil et évoquer le souvenir des mains qui les mélangèrent avec une rare et si intense attention. Enfin, conscient et philosophe, je les laisserai vivre leur courte vie, aller à petits pas vers leur mort inéluctable, mais avec cette splendeur si propre aux fleurs, cette intensité de vie éphémère et pourtant éternelle. Comme une étincelle qui aurait la conscience de l’incendie qu’elle contient.
Christian Bobin a écrit une phrase, en regardant, comme moi la puissance infinie des fleurs : « Ce qui fait événement, c’est ce qui est vivant ; et ce qui est vivant, c’est ce qui ne se protège pas de sa perte ».
Je viens juste de porter une nouvelle fois mon regard sur cette photo noir et blanc. Elle est impressionnante. Je retourne le livre pour savoir si le nom du photographe est inscrit, comme à l’accoutumée lorsqu’il s’agit d’une couverture. Le nom m’apparaît. Solennel. Immense. Edouard Boubat ! L’un des plus grands photographe du XXème siècle. En un éclair, la photo noir et blanc, ce bouquet simple prennent toutes leur couleurs. Chapeau Monsieur Boubat !
Rappelons nous cette phrase de Riboud : « Photographier, c’est savourer la vie au 1/125ème de seconde… »