Il m’arrive parfois d’aller jusqu’à la mer, seul, juste pour accrocher mon regard à l’horizon, pour faire retraite au fond de moi. Je ne crois pas être unique. On a tous notre manière, parfois secrète, d’aller à la rencontre de la part inconnue qui continue de sommeiller en nous. Cela est aussi une manière de rebrousser chemin, de revivre un passé qui n’est plus comme pour mieux y trouver la force et l’intelligence de vivre un présent qui passe toujours trop vite.
On se perd dans cette fuite inexorable de l’océan qui se confond avec le ciel, fusion magique de bleus ou de gris. Le monde du liquide et l’espace du gaz fusionnent pour absorber nos pensées intimes. L’eau s’évapore dans le lointain pour donner au ciel, qui se charge de nuages, l’occasion de lui inventer la pluie qui finira par tomber inéluctablement, en un cycle millénaire et obstiné, pour remplir les rivières du souvenir, se jeter dans des estuaires de nostalgie pour charrier jusqu’à la mer, les limons lumineux de nos plus beaux souvenirs. Comme le temps qui s’évapore et qui retombe sur l’esprit de certains êtres, sous la forme d’une dépression ou d’un sourire voilé.
On pense alors à tous ces vides qu’on a laissé derrière soi, tout ce mutisme, toutes cette distance mise entre soi et ceux qu’on aime, à tous ces monceaux de silence qu’on remplit avec du rien et des frivolités nerveuses. Tout ce temps consacré à l’accessoire, à l’oubliable, au futile, au si « peu-important » qui remplissent si commodément nos jours, nos mois et nos années. On pense à ce fatras de préoccupations qui ne sont pas l’essentiel, comme si nos jours n’étaient pas comptés, comme si le temps était une ressource éternelle et l’amour une énergie renouvelable.
On pense à l’absence, à tous ceux que l’on appelle les proches et qui sont finalement si lointains. On pense à toutes ces phrases que l’on voudrait prononcer, à ces mots que l’on aurait du dire à ceux qui sont partis trop tôt, à ces « je t’aime » qu’on a déposé trop tard sur le souvenir des êtres chers, mais qu’on laisse finalement échapper quand la chair fait justement absence.
Au beau milieu du Paradis sur Terre, inondé de soleil et de beauté à croquer, on voudrait être généreux de notre propre bonheur mais c’est curieusement nos excès de parcimonie qui ressurgissent avec une pointe d’amertume et un surcroît de lucidité. Je prends conscience de notre propension si humaine à l’économie des sentiments, à l’épargne excessive que l’on fait de toutes ces preuves d’amour, que l’on thésaurise sans jamais les montrer. On amasse, toute sa vie, des bas de laine de louables intentions et des désirs de générosité à l’égard de nos amis. On se garde de faire des déclarations d’amitié comme d’autres savent si bien faire des déclarations d’amour. On passe son existence à penser à des choses précieuses qu’on aimerait dire ouvertement à ceux qu’on aime, des joyaux de sentiments vrais, des éclats de diamants jaillissant de moments d’émotions rares, des choses parfois simples en apparence mais qui prennent une valeur inestimable pour celui qui les reçoit.
Bref, tant de trésors de fraternité ou d’amour que l’on terre, par pudeur, oubli, étourderie ou inattention, au fond du coffre-fort de nos pensées secrètes. Il vient toujours un moment dans l’existence où l’on comprend cela. Parfois cette prise de conscience arrive bien tard, et on prend alors conscience de l’urgence de dire les choses. Car trop de gens s’en rendent compte trop tard. Ils portent, un jour, le magot en banque comme un joueur irresponsable viendrait réclamer le change de ses jetons en petites coupures, pour s’apercevoir un peu tard que le caissier est déjà à l’état de squelette derrière son comptoir, que le croupier fut foudroyé, il y a belle lurette, par l’ironie du sort et que le Casino est devenu, à son insu, une marque de supermarchés.
Le bonheur c’est sans doute aussi savoir éviter cette banqueroute affective, en égrenant des preuves d’amitié aux gens qui ont vraiment de l’importance.
Credit photo: Michael Kenna
Le bonheur est comme une fleur qui s'ouvre au jour et se referme la nuit. La fleur s'épanouit quand la joie nous envahit, elle se referme quand la tristesse nous s'empare de nous. Mais c'est grâce à ceux qu'on aime qu'on ne ressent aucune haine et que notre coeur est gonflé de bonheur.
Rédigé par : Corinne | 25/04/2008 à 07:31